Ce post est une réédition amendée d’une commande du Groupe Caisse Des Dépôts dans le cadre de sa réflexion sur la Smart City, à la croisée des quatre transitions numérique, énergétique et écologique, territoriale et démographique qui structurent la stratégie du Groupe. La version originale a été publiée sur le Hub SmartCity co-opéré par la CDC et ICADE puis sur Forbes France avant d’être de nouveau complétée.
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Nos représentations contemporaines du monde, et notamment de l’économie et des échanges, recourent souvent à (et parfois opposent) ces deux notions que sont le stock et le flux.
Ainsi, un prisme possible pour saisir le phénomène de la mondialisation consiste à l’appréhender à travers l’accroissement massif des flux de personnes, de marchandises, d’informations, de savoirs et de capitaux échangés entre personnes, entreprises, territoires, villes, nations et continents. Ses impacts sur l’accroissement des inégalités s’apprécient réciproquement via la répartition des stocks de richesse entre ces mêmes acteurs. Thomas Piketty en a fait tout un livre…
La montée en puissance des approches « de flux » au détriment de celles « de stock » se retrouve également dans l’ histoire du savoir qui est celle d’une longue transition entre les bibliothèques qui accumulent et entre lesquelles circulent péniblement des aventuriers, chargés de quelques précieux livres, et qui les acheminent, dans des expéditions durant parfois plusieurs années, vers d’autres lieux où ils seront recopiés.
Désormais une très grande partie du savoir humain est accessible en quelques clics sur Wikipedia qui a eu raison en quelques années des plus grandes encyclopédies auparavant stockées dans la bibliothèque du domicile. A ce titre on lit parfois que « L’information, c’est comme la monnaie, c’est en circulant qu’elle crée de la valeur ».
Plus récemment la musique a connu une évolution similaire. La discothèque s’est d’abord dématérialisée dans nos ordinateurs et baladeurs mp3/iPods avant de « sauter » dans nos téléphones. La notion de bibliothèque musicale numérique est désormais en train de s’effacer avec la montée en puissance du streaming, qui consiste précisément à écouter des flux audio et non naviguer dans un stock de fichiers locaux.
Nos images suivent le même parcours, la boite à chaussures et le stockage local de photos numériques dans un disque dur « s’effaçant » à leur tour au profit de la diffusion instantanée. La percée imposante et récente de la diffusion vidéo en temps réel sur les réseaux sociaux via des outils comme Plussh, Twitter ou Facebook accélère le mouvement qui pourrait ébranler profondément les chaines de télévision, déjà attaquées par le modèle de Netflix.
Même sujet sur le traitement massif des données ; on a cru initialement que le « Big Data » relevait du stockage, or c’est un enjeu de traitement de flux depuis 2007, date à laquelle l’humanité s’est mise à produire plus de données qu’elle ne pouvait en traiter…
De nos jours les infrastructures les plus performantes traitent les flux de données en temps réel et en mémoire vive (RAM), tant il est compliqué, coûteux et économiquement incertain de les stocker d’abord en vue de les traiter plus tard.
Quel rapport avec la ville ? Dans une intervention au DigiWorld Summit en 2013 sur le thème de la Smart City, j’avais commencé à esquisser le sujet sur le plan de la circulation, qui peut se déchiffrer comme une tension entre flux de passagers, de marchandises et de véhicules et stock de m2 de voirie et de parkings…
On peut en effet regarder la ville comme un point d’accumulation d’êtres humains faisant escale ou société autour de ressources communes, et toujours à la croisée de voies de passage que sont les fleuves ou les grandes routes commerciales terrestres.
Une approche “en stock” insistera sur le rôle de l’eau comme (res)source, les barrières naturelles ou artificielles protégeant les réserves, et décrira d’abord la ville en dénombrant ses habitants ou en s’attachant à leur qualité de vie intra-muros.
Réciproquement une approche “en flux” privilégiera une description de la ville où on entre / sort, où l’on converge pour les grandes foires (ou leur avatar moderne, les conférences), lieux de l’échange et de la circulation des personnes, des biens, des savoirs et des idées. Le flux de visiteurs annuel, marque de l’attractivité, sera alors préféré à la mesure de la population ; la priorité ira aux ponts au détriment des murs.
Dans l’histoire de l’avènement de l’humanité, indissociable de celle des villes, le flux semble précéder le stock; c’est le carrefour qui suscite la muraille, et le marché les greniers.
Si l’écriture est inventée dans la ville de Sumer, c’est d’abord pour compter les quantités contenus dans les sacs et non pour occuper la pénombre d’un scriptorium : l’accumulation du savoir n’est qu’une conséquence de sa circulation…
Or l’écrit marque l’essor des villes et de l’ordre « marchand », qui selon Jacques Attali — dans « Une brève histoire de l’avenir » — a connu neuf « cœurs » (neuf formes) successifs associés au développement de neuf technologies dominantes : Bruges et le gouvernail d’étambot, Venise et la caravelle, Anvers et l’imprimerie, Gênes et la comptabilité, Amsterdam et la flûte, Londres et la machine à vapeur, Boston et le moteur à explosion, New York et le moteur électrique, Los Angeles et le microprocesseur.
La ville est souvent traitée comme un « stock » : d’habitants, de foncier, de m2 de bureaux, d’entreprises, de kilomètres de voirie, ou encore de véhicules. Cette approche, nourrie par des statistiques variées et complètes, devient dynamique lorsque d’une année sur l’autre sont comparés ces paramètres et analysée leur évolution.
Une approche complémentaire consiste à regarder la ville comme des « flux », logique moins patrimoniale et sans doute inspirée par le numérique : au lieu de regarder les variations de stock par différences annuelles, il s’agit désormais de plus finement mesurer et qualifier ce qui circule. L’optimisation des flux est ainsi une des clés de la « Smart City » dans « The City of Tomorrow » de Carlo Ratti, Professeur au MIT.
Le premier enjeu de la circulation dans les villes demeure celle de ses habitants et de ses visiteurs, intimement liée — depuis l’invention de l’automobile et des transports en commun — à celle des machines qui les transportent. Qu’il s’agisse de la réorganisation de Paris entreprise par Haussmann, où des villes américaines nées avec ou après l’automobile, le rôle des voies de circulation et leur capacité à écouler les flux sont des éléments critiques du dimensionnement et de la respiration des métropoles. Le terme d’ « artère » ne décrit-il pas le rôle essentiel des voies de circulation et les risques induits par l’équivalent de leurs thromboses ?
Dans ce contexte, on peut s’interroger sur l’allocation optimale de la surface existante dévolue à la circulation, non uniquement en termes d’arbitrages piétons, mais en observant que certaines rues sont occupées presque à moitié par des véhicules immobiles en stationnement résidentiel, ou qu’un tiers de la surface « roulante » est allouée aux transports en commun de surface et est statistiquement soit presque vide, soit encombrée dans la plupart des cas en raison du stationnement inopiné d’un véhicule de livraison… Sur certaines artères à double voie, force est de constater qu’aux heures de pointe la circulation ne s’effectue presque que sur une seule en raison des livraisons qui rendent inutilisable la voie de droite quelques dizaines de mètres avant et après chaque véhicule stationné.
Il serait intéressant de ce point de vue d’ obtenir de la part de Waze la corrélation entre les ralentissements et le nombre de véhicules signalés comme arrêtés sur la chaussée…
De la même manière, expérimenter — a minima aux heures de pointe — l’ouverture des couloirs de bus à tout véhicule transportant 2 personnes ou plus (avec un contrôle automatique aux feux qui ne devrait pas durablement affecter la ventes de poupées gonflables) pourrait donner des résultats aussi intéressants que ceux qu’on observe depuis plus de 30 ans sur l’autoroute 101 entre San Francisco et San José.
Regarder la ville en priorité par ses flux peut ainsi éclairer d’un regard différent les enjeux de la « Smart City », dont les innovations viendront précisément fluidifier la circulation des personnes, de l’énergie, et des biens, limiter les attentes et les congestions en s’assurant que les ressources de transport sont ajustées au mieux à la demande.
Raisonner en flux permet également de mieux anticiper la révolution du stationnement que promet la voiture autonome — qui permettra de déporter « le stock » de véhicules immobiles en dehors des zones congestionnées, pour peu que « le flux » de ces véhicules ne perturbe pas la circulation des autres (mais il peuvent après tout perdre du temps et rentrer au bercail en effectuant si besoin des détours), de mieux dimensionner les « entrées — sorties », d’embrasser les enjeux logistiques du dernier km et de la livraison.
Cette alternance d’approches « en stock » et « en flux » structure également l’économie circulaire urbaine, notamment en ce qui concerne le recyclage / la valorisation de produits à péremption rapide. Dans ce domaine, le rapprochement de l’offre et de la demande que le numérique permet d’opérer en temps quasi réel est un levier majeur surtout s’il permet à des produits de s’insérer dans des flux de transports existants pour atteindre leur destination de revalorisation la plus proche. C’est ce qu’un pioncer comme éQosphère a saisi dès 2012.
Enfin, et pour revenir à l’humain, une conférence comme VIVATechnologie(où j’intervenais l’an dernier en Keynote sur Blockchain) constitue pour une ville une accumulation temporaire d’un “stock” d’humains dans un même lieu, où ceux-ci peuvent se rencontrer, interagir et permettre par la suite du travail et des échanges à distance; c’est à l’âge d’internet et du mobile que le CES bat record sur record à Las Vegas, comme Mobile World Congress à Barcelone. Mais qu’en est-il des “petites” conférences ? Sont-elles condamnées à se localiser dans les plus grandes métropoles afin d’inciter les intervenants étrangers à venir pour d’autres raisons (on peut penser à Paris qui continue de “parler” au subconscient de nombre de speakers professionnels américains) ?
Une solution extrêmement astucieuse a été trouvée par les organisateurs de DLD Münich ; elle consiste précisément, depuis 10 ans, à insérer la conférence dans le flux de prestigieux speakers qui, invités à Davos pour le World Economic Forum, s’y soustraient rarement. La proposition de valeur pour les leaders américains de la technologie devient de ce fait très attractive : plutôt que de bloquer 1 semaine pour effectuer un aller-retour dédié dans une métropole régionale européenne pour une conférence (et quelques rendez-vous), DLD Munich s’insère dans le flux déjà prévu pour Davos ce qui suppose pour les speakers conviés de simplement avancer de quelques jours un déplacement vers l’Europe déjà planifié…
DLD Münich raisonne en flux en proposant aux stars de la Silicon Valley de venir répéter leur keynote devant une audience d’un millier de participants déjà acquis à leur propos, avant d’assurer leur transfert vers Davos.
Ceci permet chaque année d’assurer la présence de speakers de premier plan, comme par exemple Jan Koum de WhatsApp, qui a réservé à DLD Munich 2016 la primeur de l’annonce du chiffrement bout en bout sur l’application. Et on retrouve par ailleurs la logique de stock par le rassemblement sur 2 jours et demi d’un millier de participants dans l’enceinte confinée de l’Hypo Vereins Bank dans le centre de Munich, ce qui facilite et encourage le networking.
En conclusion, je suis preneur de vos réactions sur ce flux de mots traduisant un stock d’idées dont plusieurs me sont venues dans un stock de véhicules à l’arrêt…