Le texte ci-dessous a été initialement publié comme « éditorial » sur le site des Conférences de Samarie en Mai 2009. Il a été remis à jour et enrichi suite à l’annonce du décès de René Girard à Stanford le 4 Novembre.
« Je parle des pierres nues, fascination et gloire , où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d’une espèce passagère. Elles sont d’avant l’homme. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire. »
Roger CAILLOIS, in « Pierres »
Le texte ci-dessus, tiré d’un recueil de poésie de l’écrivain et sociologue Roger Caillois, provoque de manière surprenante et décalée cette question du temps, qui, à l’échelle de l’instant, de la minute, d’une vie humaine ou de l’éternité, nous déroute par son universalité, son acuité, et sa complexité.
UNIVERSALITE
Le rapport au temps est d’abord une structure très fondamentale, enfouie à la fois dans tout homme et dans toute culture humaine, qu’on peut considérer comme facteur de civilisation :
– le temps est une manifestation du monde physique, de l’irréversibilité de certains processus et de certaines transformations dont nous pouvons faire l’expérience
– Il s’agit d’abord de l’apprivoisement politique, économique et religieux des multiples cycles de la nature (y compris de la nature humaine)
– On peut ensuite y superposer la capacité de projection individuelle de l’homme dans un lendemain à préserver ou à construire; de là découleront la plupart des grands fondamentaux économiques liés à l’épargne, à l’investissement, jusqu’aux mécanismes les plus élaborés du financement de l’avenir – avec leurs dérives récentes.
– La question du temps pose enfin celle du terme, présente au coeur de la plupart des spiritualités et des religions. Comme Mircea Eliade l’a très bien démontré dans « Le Mythe de l’Eternel Retour« , la mythologie du temps s’exprime d’abord sous forme cyclique dans la plupart des systèmes religieux archaiques, et le recommencement perpétuel est plutôt un gage de stabilité qu’une source d’espérance.
ACUITE
La minorité « moderne » de notre humanité a fait de cette question du rapport au temps le lieu des souffrances (psychologiques, sociétales) les plus aigües et des espoirs les plus fous.
Nous cherchons tous à gagner du temps sans comprendre à quel point il est fondamental de savoir en perdre, avons remplis tous nos petits moments d’ennuis par des outils et systèmes de divertissement et de communication, et sommes nous mêmes effarés de voir combien nos enfants sont capables d’un fonctionnement en multiplex/multitâches qui nous déroute.
Ainsi, dans le métro, combien de personnes sont-elles aujourd’hui présentes dans une rame, qui ne sont pas absorbées par la lecture d’un journal, la consultation d’un écran, ou l’écoute de musique, à moins que ce ne soient les 3 à la fois ?
Il devient en effet quasi essentiel de vivre à fond chaque instant, ce qui souvent revient à essayer d’en vivre plusieurs à la fois, et même dans certains cas à distance.
Nos sociétés vivent pourtant selon des rythmes plus ou moins artificiels et plus ou moins entretenus, à l’échelle de la journée, de la semaine ou du mois, et paradoxalement, nous avons toujours besoins de « rendez-vous » tout en voulant pouvoir y échapper : la délinéarisation dans la consommation de certains média, les podcasts, la catch-up TV sont autant de moyens d’échapper à un rythme dicté par d’autres, mais pour immédiatement essayer de recréer le sien propre.
Enfin, sur le long terme, on ne peut que constater l’importance croissante de la question du temps, ou plus précisément celle de ses effets sur le corps et l’esprit humains, que l’on cherche à atténuer ou du moins à masquer. Cela a commencé avec l’ensemble des soins et produits destinés à modifier la perception de l’âge, des cosmétiques jusqu’à la chirurgie esthétique qui dans certaines cultures est totalement banalisée: au brésil, il n’est pas rare de se voir offrir une paire de seins pour ses 18 ans…
Aux Etats-Unis, certains illuminés fortunés tentent déjà, à la suite de Ray Kurzweil (Innovateur reconnu et respecté – on lui doit l’orgue électronique, la reconnaissance optique de caractères, les bases de la reconnaissance vocale – et chantre de la Singularité) de ralentir suffisamment le processus de vieillissement de leur personne afin d’être encore en vie lorsque, selon eux, la science aura fait suffisamment de progrès pour envisager la séparation de l’esprit et de la matière, et par conséquent le maintien indéfini de celui-là !
COMPLEXITE
La question du temps est le fruit d’une superposition de très nombreux cycles d’échelle très différentes ; des cycles naturels (le jour, le mois, l’année) se superposent à d’autres cycles économiques (de quelques années à quelques dizaines d’années selon Kondratieff), et certains cycles climatiques commencent à peine à être compris.
Le politique est quant à lui singulierement limité, en tout cas dans les démocraties, par l’horizon des mandats, en voie de raccourcissement ; tout ce qui engage au delà d’un terme électoral est un risque que l’élu tend de moins en moins à considérer, et seuls quelques régimes autocratiques continuent de susciter à la fois admiration et indignation dans leur capacité à conduire, de manière cohérente et à très large échelle, des politiques à 25 ou 30 ans.
Au delà de cette durée se trouve l’horizon de la génération (qu’on pourrait définir par la prise de conscience simultanée par les parents et les enfants de vivre dans le même monde, même si c’est de manière radicalement différente), qui touche à la démographie, elle-même quasi hors de la portée de l’action politique.
Raisonner en utilisant la génération comme « unité de compte » permet cependant d’appréhender de très grandes durées qui sinon ne signifient rien pour l’esprit humain. C’est une intuition géniale de Derrick de Kerkhove qui en 2008 permet de représenter sur une seule planche les principaux progrès technologiques de l’humanité afin d’en mettre en valeur l’accélération : dire que le langage avait traversé 1700 générations, que l’écriture en avait transformé 300, et que Gutenberg en a façonné 35 est autrement plus parlant que de raisonner en dizaines de millers d’années ! Je lui ai emprunté cette approche que j’ai remise à jour et dont je me sers pour sensibiliser nos contemporains comme par exemple ici au Centre des Hautes Études du Cyberespace (le CHECy).
Ce triple regard sur l’universalité, l’acuité, et la complexité du rapport au temps peut d’ailleurs nous conduire à nous demander si la crise actuelle que traverse notre monde n’est pas aussi une crise de désynchronisation d’horizons qu’on avait cru pouvoir aligner pour mieux valoriser toute chose et tout bien.
ACCELERATION
Cette crise de désynchronisation est en outre aggravée par la nature exponentielle de l’accélération numérique, qui vient percuter nos capacités de projection et d’anticipation structurellement et culturellement linéaires, acquises somme toute récemment comme l’indiquait Mircea Eliade. La perception de la « flèche du temps » et les mécanismes de projection dans l’avenir, qui fondent à leur tour les logiques d’investissement et de crédit, n’ont qu’une paire de milliers d’années.
A mesure que le numérique dévore le monde et gagne toute l’économie, s’imposent les lois de puissance dont les plus connues sont celle de Moore et de Metcalfe. Une de leurs conséquences inattendues, au delà de la pénétration foudroyante des smartphones et des services numériques associés, au delà même, de la domination des « GAFA », est l’obsolescence programmée de nos modèles et démarches de prévisions, handicapés qu’ils sont par une approche purement linéaire. Le bras tendu vers l’objectif en est une parfaite illustration.
Une légende, que l’on retrouve dans toutes les civilisations qui se sont appropriées le jeu d’échecs, met en scène un puissant (Roi, Empereur, Sultan) et un mercenaire, qui demande pour rémunération d’un immense service rendu une récompense singulière et en apparence dérisoire : l’échiquier sur lequel ils jouent, sur la première case duquel sera posé un grain (de riz, blé, … selon le contexte culturel). Deux sur la deuxième. Quatre sur la troisième… La légende raconte que le puissant s’esclaffe puis accepte, et s’aperçoit trop tard que tous ses greniers vont y passer, le tas obtenu sur la dernière case faisant à lui tout seul plusieurs fois la hauteur de l’Everest !
Cette légende, illustrée ci-dessus, a été reprise par Ray Kurzweil pour illustrer la loi de Moore et ses effets depuis les 3 dernières décennies. Sa métaphore de « la deuxième moitié de l’échiquier » peut aider à saisir la difficulté qu’il y a à prevoir au delà de quelques années. D’autre part, c’est à partir de la deuxième moitié de l’échiquier que les quantités échappent à l’entendement humain : la dernière unité de compte avec laquelle nous soyons à l’aise est le milliard. Qu’il s’agisse de la population humaine, de l’âge de l’Univers, des profits des GAFA ou des déficits budgétaires européen, ou encore des fortunes de nos plus brillants entrepreneurs, on compte, on parle, on raisonne, on envie en milliards.
Au delà, toute comparaison devient impossible. Plus personne n’est capable de se représenter un Tera Octet, un Exaflop, et de nouveaux termes devront être prochainement définis pour accompagner les expressions de la loi de Moore dans le calcul comme dans le stockage.
Quel rapport avec le temps ? Précisément le fait que l’accélération exponentielle propre à l’économie numérique et à la diffusion du numérique à toute l’économie rend la prévision très difficile et les succès des innovations de plus en plus rapides. Il a fallu 4 ans à Wanadoo pour atteindre son premier million d’abonnés, mais 35 jours seulement à Angry Birds pour atteindre 50 millions de joueurs. L’innovation se déploie désormais plus vite que nos rythmes d’absorbtion individuels (et a fortiori collectifs) ; il est donc normal qu’aucun de nos éditorialistes attitrés n’aient « prévu » Über ou AirBnB parce que cela n’était pas possible.
C’est ce qui nous avait conduits à formuler un paradoxe temporel parmi ceux qui caractérisent l’économie numérique.
On y retrouve l’enjeu d’une gestion extrêmement complexe d’horizons de temps de plus en plus courts (ceux de l’innovation numérique) et les constantes de temps plus longues que sont le temps politique (mandats de 5 ans amputés de périodes pré et post électorales), le temps de l’investisseur (7 à 10 ans), et le temps de la génération d’entrepreneurs qui reviennent au pays après avoir fait fortune (7 à 12 ans environ).
ET POUR LE CHRETIEN ?
Dans ce contexte, le chrétien me semble être à la fois porteur de modernité, et gardien d’une sagesse.
Porteur de modernité, car par son regard porté sur la fin des temps, et donnant sens à l’histoire humaine, le christianisme est sans doute, dans le prolongement du judaïsme, le premier système de pensée à briser les spirales de l’éternel recommencement, permettant d’envisager que demain soit meilleur qu’aujourd’hui, et ouvrant par conséquent la voie aux mécanismes de l’économie moderne.
Au delà de l’attente du salut, le christianisme est également porteur d’un regard sur l’histoire, marquée par l’avant et l’après Jésus-Christ, au terme de la patiente éducation du peuple hébreu par son Dieu.
Par l’historicité de l’incarnation, Jésus place le Royaume ici et maintenant, et invite chacun d’entre nous à le suivre dès ici bas, dans notre quotidien. La disponibilité à l’autre ne commence-t-elle pas par la capacité à brûler du temps pour et auprès de lui ? Veiller un malade nous ancre dans la présence et non dans l’agir. Dans les Evangiles, Jésus manifeste le plus souvent sa présence dans l’écoute et le silence…
Enfin, par la promesse du salut, le Christ nous donne également un horizon ultime, au delà de toute vue humaine, et nous rappelle l’importance et la valeur de chaque instant, de chaque rencontre, de chaque acte d’abandon à la Providence Divine.
C’est cet horizon qu’a rejoint l’auteur de « Des choses cachées depuis la fondation du monde » en retrouvant – je lui souhaite – son Créateur.